Le relieur choisit le livre comme support à la création. Alors que la toile reçoit l’œuvre du peintre, et la matière celle du sculpteur, le livre reçoit cette attention ultime : la reliure.
Mon intention première en tant qu’artiste, c’est de chercher d’abord à m’approprier le livre, à vouloir saisir une vérité transmise par la lecture en m’imprégnant, au-delà des mots, de l’intention de l’écrivain et du message qu’il souhaite transmettre. La vocation du relieur est d’ajouter un apport visuel à l’œuvre-livre, qui s’apparente à l’œuvre d’art en créant l’espace libre, formel et intellectuel qui lui convient. Une forme d’appropriation soumise à un moment de figuration esthétique. Une création devenant un événement singulier qui doit, à chaque reliure, faire ses preuves.
Ma soif de créer, ma tendance à oser et ma réelle passion pour le livre et la lecture, appuyées par ma dextérité manuelle, héritée de ma mère et développée par la pratique du piano, m’ont convaincue de la justesse de mon choix de carrière : relier pour conserver et embellir l’œuvre littéraire. Le temps et l’histoire m’ont amenée à découvrir d’autres manières de lier les folios. Je me suis laissée séduire par ces découvertes de techniques plus anciennes, souvent primaires, mais en même temps plus en accord avec la conservation, plus souples et mieux adaptées au confort de la lecture et au plaisir de lire.
Dans ma pratique de la reliure, j’ai toujours dissocié la création de la commande d’une reliure par un client qui impose des contraintes. Le livre que je choisis de relier se doit de me toucher, et d’animer mon imaginaire.
Ma vision consiste à sortir des sentiers battus afin d’élargir l’espace visuel de la reliure de création. Pour ce faire, il me faut transcender la technique et me donner la liberté d’exprimer mon émotion et ma sensibilité.
C’est ma façon à moi d’honorer le livre et de lui donner une nouvelle place au sein des arts visuels. Depuis plus d’un siècle, l’indus-trialisation a fabriqué des machines pour relier le livre. Il faut se positionner là où la machine ne peut nous rejoindre. Créer des œuvres uniques, imposer le respect, l’admiration. Le pourquoi et le comment deviennent secondaires et le temps ne compte pas. Je me penche sur une œuvre littéraire et je la tiens dans mes mains, je tourne les pages, je lis les mots et momentanément tous les éléments se rassemblent. C’est magique et difficile à décrire avec des mots.
Cette brève introduction donne une indication de quelques idées qui m’ont inspirée en tant que relieure depuis plus de 30 années au cours desquelles j’ai expérimenté et conçu des techniques, tout en travaillant avec un éventail de matières, certaines conventionnelles, d’autres un peu moins.
Dans le thème de cette publication, je voudrais mettre l’accent sur deux catégories principales liées à ma production qui sont pertinentes : les œuvres expérimentales et les moyens intéressants que j’ai trouvés d’utiliser les matières.
Ayant passé la décennie 1980 à travailler avec le cuir, j’ai voulu m’intéresser à l’expérimentation avec de nouvelles matières, surtout avec les cuirs marins durant la décennie 1990. La meilleure façon de décrire comment c’est arrivé, est de dire que les cuirs marins se sont imposés à moi. Ces peaux brutes, rugueuses, imprévisibles et souvent très petites m’ont permis de sortir du confort d’une technique, d’une esthétique imposée par le temps. Il a fallu les apprivoiser, et explorer un nouvel univers.
À la fin des années 1990, j’avais créé des dizaines de reliures utilisant cette matière, décennie qui s’est amorcée par une exposition à New York à l’Americas Society, en 1991.
Les premiers cuirs marins que j’ai connus furent ceux tannés au Québec. Dans ma recherche pour trouver d’autres fournisseurs, j’ai découvert en France, en Bretagne et en Normandie de nombreux tanneurs spécialisés dans les cuirs marins, de même qu’en Australie où le tannage des peaux de saumon est très courant. Sa grande résistance et aussi la variété de ses textures m’ont convaincue de travailler le cuir marin. J’ai le plus souvent utilisé ces cuirs avec leur couleur naturelle. Par exemple : la peau de saumon se présente toujours en dégradés, de l’anthracite au gris perle. Il ne s’agissait pas d’appliquer une peau incrustée sur un plein cuir, mais de découper la peau en fines bandes et de réaliser des motifs, parfois figuratifs, par la technique du collage et de l’assemblage. Des reliures pleine peau de cuir marin.
Ma première création qui utilisait les cuirs marins fut Maria Chapdelaine par Louis Hémon. Pour moi, c’était un grand livre, avec un texte familier, des lithographies colorées, mon désir était donc d’ajouter au livre une dynamique qui inviterait le lecteur à découvrir le contenu. La reliure utilisait des peaux de morue naturelle plissées et découpées en longues bandes puis assemblées, tout en étant attentive aux nuances subtiles que la nature m’offrait.

Noirs, bleus, sables est un livre poétique écrit par Nane Couzier et spécialement édité pour les artistes du livre avec un espace pour l’artiste. J’ai illustré mon exemplaire à partir de mes photos prises lors d’un long séjour au Moyen-Orient, où la mer, le sable, la nuit noire étaient mon quotidien. La reliure souple en peau d’anguille rouge était inspirée par l’intensité des couchers de soleil sur la mer rouge.

Les formidables qualités et caractéristiques que j’ai découvertes dans les cuirs marins sont les suivantes. La peau de turbot a ses qualités propres. Elle est fine et transparente et elle permet un travail de plissé avec lequel il est facile de créer un jeu d’ombres et de lumières. Les peaux d’anguilles du Québec ont beaucoup de caractère. L’échine centrale est très épaisse et la peau a une texture en petits chevrons. Je privilégiais la couleur noire et la peau naturelle, mais j’ai aussi beaucoup travaillé avec le rouge. La peau de carpe offre déjà visuellement des écailles plus grandes et se prête bien à une finition plus brillante. La peau de requin a quelque part un aspect de grainage long qui peut se comparer au maroquin. La peau de saumon est certainement la plus reconnue et la plus utilisée en maroquinerie. Elle est résistante et intéressante de par son dégradé. J’ai fait le tour de tout l’aquarium, la carpe, le requin, la sole, la plie, le turbot, la morue, l’anguille et le saumon. Je pense que toutes les peaux animales peuvent être transformées en produit du cuir.
La reliure de Paris, aspects et reflets a été inspirée au cours d’une visite en Grèce, par les mosaïques des monastères. Pour la réaliser, j’ai doré de la peau de saumon avec des feuilles d’or et de palladium et ensuite je l’ai taillée en pièces extrêmement minces que j’ai collées dans un motif superposé pour représenter la tour Eiffel. La pièce luit ainsi de mille feux.

Les possibilités de création que j’ai trouvées dans les cuirs marins sont démontrées plus avant dans les reliures suivantes :
• Les 188 façons de nouer sa cravate – Reliure en cuir marin : morue, turbot, carpe, plie, saumon – Collage et assemblage.
• La Moda – Reliure en peau d’anguille – Collage et assemblage.
• La mer écrite de Marguerite Yourcenar et Maurice Ravel le Basque – Reliure en peau de saumon fumé – Collage et assemblage.
• The word was sung – Reliure en peau d’anguille noire et bleue – Collage et assemblage.
• Derrière le Miroir de Riopelle – Reliure en peau de saumon – Collage et assemblage.





Puis, à la fin des années 1990, j’ai découvert le galuchat (la peau de raie); une merveille de la nature avec sa chaîne de perles qui orne son centre. À la période Art déco, le galuchat fut utilisé par de grands décorateurs et relieurs, dont Pierre Legrain, qui a réalisé des reliures en plein maroquin avec incrustations de galuchat. Je connaissais bien le galuchat du XVIIIe siècle, reconnu pour ses coffrets gainés dans lesquels on gardait des objets précieux. C’était un autre monde pour moi. Ce n’était pas facile à apprivoiser ! Pas question d’en faire des pièces détachées. Mon rêve était de réaliser des reliures souples en « plein galuchat ».
La première reliure en galuchat que j’ai réalisée était Apocalypse, de D. H. Lawrence. Apocalypse est le dernier testament de Lawrence. J’ai trouvé ce livre sur les quais de Paris en 1979. En même temps, je découvrais cette peau de raie de couleur taupe, présentant des nuances subtiles. C’était une nouvelle aventure, un nouveau défi à relever. La nature venait à moi et je réalisais cette œuvre souple et agréable à tenir à la main, résistante et douce au toucher, que le temps n’altérera pas.

J’aime penser au fait qu’à chaque livre, et chaque objet de ma création, correspond une forme de rhétorique. Dans la reliure du livre Le murmure : condition et destin de l’artiste écrit par Francis Ponge, édité par Air Neuf en 1950 et illustré par Didier Mutel, la peau de raie bourgogne, brillante, satinée et tout simplement belle a ajouté au texte toujours actuel de Francis Ponge, pertinence et harmonie.

2000 fut une année de grande production de reliures en galuchat, une préparation intense pour l’exposition en 2005 qui se tenait à la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris (BHVP), « Des Rives du Saint-Laurent aux quais de la Seine », une rétrospective et 50 œuvres récentes, sous la direction de Monsieur Jean Derens (Directeur de la BHVP de 1985 à 2008, archiviste et paléographe). Pour De Paris au Bois de Boulogne d’Henri Laedan, j’ai souhaité ajouter une touche flamboyante et luxueuse à ce livre sur Paris. Le bleu de la peau de raie, et les perles de verre invitaient à découvrir le texte et les splendides images de ce livre de bibliophilie. À la demande de Jean Derens, j’ai réalisé 10 reliures, sous le thème de Paris, dans le cadre de l’exposition à la BHVP en 2005.

Autour de cette période, je me suis tournée vers les installations. En 2000, j’ai présenté le projet de livre « Le Livre de l’an 3000 » au Conseil des Arts du Canada, en collaboration avec l’architecte Alena Prochazka. Une bourse du millénaire nous a été accordée, et ce projet, « Le livre de l’an 3000 », a été accueilli et installé au Marché Bonsecours, un lieu historique et touristique dans le vieux Montréal pour commémorer la venue du troisième millénaire. Inspirée d’une presse ancienne utilisée par les relieurs appelée « presse à satiner », ce concept de forme circulaire en aluminium représente la roue du temps, l’évocation de la durée de ce monde sphérique dans lequel nous vivons. Les pages rondes de ce livre sont faites de papier chiffon fabriqué artisanalement (papier St-Armand), gage de leur inaltérabilité, et qui reçoivent chaque jour, par le geste de l’écriture, un message écrit par des habitants de l’an 2000 destiné aux habitants de l’an 3000. C’est un livre de la mémoire, une capsule temporelle.

L’inspiration pour l’installation Chaises m’est venue lors de ma visite à Londres, à la cathédrale Westminster. Le désordre de chaises, contenant un tiroir de rangement pour le livre de prières, m’a suggéré de créer « un nouveau lieu du livre ». À la chaise, j’ai ajouté la table, l’escalier, le mur. Et plus tard, s’ajoutera une tour cinétique contenant de Petits Bréviaires. Les chaises ont été accrochées aux cimaises ou installées sur une plateforme légèrement surélevée. Elles ont été réalisées à l’aide d’une technique artisanale et habillées d’une toile vieil or.

Ensuite, mon exploration des matériaux de reliure s’est tournée majoritairement vers les textiles intelligents et écoresponsables. Grâce à l’appui d’une subvention du Conseil des arts du Canada, j’ai pu effectuer des recherches avec les textiles intelligents, afin d’ouvrir des portes nouvelles en création de reliures d’art. J’y ai consacré deux années qui ont été riches en découvertes et en expérimentations. J’ai dû cette fois apprivoiser une matière allergique à la colle. Moi qui avais réussi dans le passé à trouver une manière différente de réaliser des reliures sans colle, je devais maintenant contourner les techniques traditionnelles pour travailler au fil et à l’aiguille. J’ai nommé ces reliures « Haute Couture » puisque je plongeais dans le monde de la mode.
Au bonheur des dames par Émile Zola, publié en 1883, raconte l’histoire du premier grand magasin ouvert à Paris, une des innovations du Second Empire. C’est un poème à l’activité moderne, inspiré par le personnage de Denise, émouvante et discrète, qui s’habille de soie noire. Suite à de nombreuses maquettes et recherches, cette reliure en textile est ma première reliure accomplie. J’ai effiloché, et assemblé des bandes de soies en camaïeu du noir au blanc. J’y ai ajouté une fine touche de soie rose. J’avais le sentiment d’avoir construit visuellement un objet qui rendait un bel hommage à l’œuvre.
Au fur et à mesure que je découvrais les fibres, et les qualités spécifiques à toutes ces matières souples, belles et intelligentes, j’apprenais encore comment y ajouter la lumière. C’est un grand défi et les progrès sont à ma porte. Je pense qu’il y a encore passablement de travail à effectuer avant d’arriver à réaliser tous mes rêves de création afin d’ennoblir, d’embellir et de conserver le livre, les mots, les œuvres des écrivains. C’est ma responsabilité, en tant que relieure, d’ajouter à l’œuvre des écrivains. Plusieurs de ces reliures font partie d’une exposition rétrospective présentée en 2011 au Musée du Bas-Saint-Laurent à Rivière-du-Loup, le pays de mon enfance. Entre-temps, je suis emballée par les opportunités offertes par la récente bourse de carrière que m’a offerte le Conseil des arts et des lettres du Québec, bourse qui me permettra de réaliser des reliures lumineuses.
« Et le rêve n’est pas près de s’éteindre… »




Odette Drapeau, RCA – informations sur l’auteure
Artiste du livre, Odette Drapeau œuvre dans le domaine de la reliure depuis 1968. Ayant acquis sa formation au Québec et en France, elle fonde l’atelier La Tranchefile en 1979. Depuis, ses créations sont exposées intensivement en Europe, au Canada et aux États-Unis, dont plusieurs appartiennent à des collections publiques et privées.
Par son intérêt pour l’esthétique, son rapport visionnaire à la création et sa volonté d’éclater les frontières établies par la tradition, Odette Drapeau s’est écartée du danger de demeurer prisonnière des exigences techniques de la reliure. Elle a constamment cherché à dépasser les limites, allant jusqu’à explorer d’autres disciplines et à utiliser des matériaux inusités. Elle a donné à son approche une qualité toute révolutionnaire. Son questionnement continuel la pousse ainsi à arpenter les frontières de la création. Elle s’aventure alors sur les territoires de l’esthétique contemporaine qui l’amènent à tester de nouvelles techniques. Convaincue que la reliure est un art visuel, elle veut créer un lien inséparable entre le texte, l’image, la reliure et ce qu’elle contient.